Quelle enfance avez-vous eue ?
J’ai grandi en Arménie dans les années 70. Mon enfance a été celle d’une enfant soviétique. Tout était décidé pour nous, nos activités, nos horaires. On décidait même que nous étions heureux puisque nous vivions dans un pays idéal. Cette enfance avait aussi une autre face sombre : le trauma de ma famille rescapée du génocide des Arméniens de 1915. Ma grand-mère me racontait les violences, les 350 à 400 kilomètres parcourus à pied, à neuf ans… des histoires que je ne pensais jamais voir se reproduire. Je me demandais comment Dieu avait pu autoriser ces horreurs et pour comprendre, j’ai beaucoup lu, de plus en plus. C’est ce qui m’a amenée à étudier et enseigner les langues, et plus tard la psychologie, mon second métier.
Comment en êtes-vous arrivée à l’accompagnement psychologique d’enfants ?
J’avais 26 ans en 1988, au moment du terrible tremblement de terre qui a fait 26 000 victimes et détruit ma ville, Gyumri, à 70 %. Rien n’existait alors pour l’accompagnement post-traumatique des sinistrés. L’Union soviétique ignorait tout de la psychologie clinique ou de la psychothérapie puisque nous étions des gens « heureux ». Mais, avec Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir, une ouverture se profilait. MSF France avait pu monter un centre de soutien psychologique pour les enfants. J’y ai travaillé comme interprète. J’ai su tout de suite que je voulais devenir psychologue et j’ai repris des études. Plusieurs années plus tard, lorsque l’État arménien a considéré que le traumatisme du tremblement de terre était derrière nous, le centre a fermé. J’ai donc décidé de créer une fondation indépendante, dédiée aux enfants victimes d’abus et de violences, mais aussi aux enfants qui vivaient dans les institutions fermées que nous avions hérité de l’époque soviétique.
Vous y accompagnez des enfants qui ont fui le conflit dans le Haut-Karabakh ?
Oui, depuis la reprise de la guerre dans le Haut-Karabakh, qui a provoqué l’exode et le déplacement forcé de plus de 80 % de la population arménienne y vivant. Notre partenariat avec le BICE a beaucoup enrichi notre pratique dans le domaine de l’accompagnement à la résilience, très importante dans ce contexte. Nous sommes heureux de la publication, en arménien, du livre Résilience de la théorie à la pratique menée avec le BICE. Désormais de nombreux ouvrages de psychologie enfantine nous parviennent dans notre langue. L’Arménie a fait beaucoup de progrès en termes de protection de l’enfant, le pays n’a plus rien à voir avec celui de mon enfance. La philosophie a changé. Nous sommes conscients que les enfants ont des droits et non plus seulement des obligations. Nous avons acquis des connaissances sur la parentalité responsable. Ces concepts sont enseignés aux adultes et aux professionnels de l’enfance.
Quels sont vos craintes et vos espoirs pour les enfants d’aujourd’hui ?
J’ai des craintes bien sûr pour les enfants qui ont dû tout abandonner dans le Haut-Karabakh. Comment vont-ils surmonter le traumatisme de l’exil forcé ? Les enfants ont besoin de paix, de parents heureux qui exercent leur parentalité avec plaisir. Les autorités politiques sont-elles conscientes de l’importance d’une enfance heureuse ? Assumeront-elles les responsabilités qu’elles ont dès à présent vis-à-vis des générations futures ? J’espère que nous allons nous rapprocher de l’Europe. C’est un espoir pour les enfants, pour leur avenir. Et je veux remercier le BICE du fond du cœur, au nom de notre fondation, pour l’aide et surtout les connaissances qu’il nous apporte depuis de nombreuses années. C’est un cadeau très précieux.