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Enfant triste
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Najat Maalla M’jid : « La violence contre les enfants a un coût humain, social et économique immense »

Représentante spéciale du secrétaire général de l’ONU chargée de la question de la violence à l'encontre des enfants, Najat Maalla M’jid alerte sur l’ampleur et la banalisation des violences subies par les enfants dans le monde. Elle plaide en faveur d’un investissement durable dans la protection et le bien-être des enfants, à travers une planification et une budgétisation intégrées et multisectorielles. Et insiste sur l’importance d’impliquer les enfants dans les processus de décisions politiques qui les concernent.

L’équipe de rédacteurs. Publié le
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Y a-t-il une forme de violence qui vous inquiète particulièrement actuellement ?

Najat Maalla M’jid : Très honnêtement, toutes. On a atteint aujourd’hui des niveaux de violence inégalés. Il y a celles que l’on connaît depuis longtemps et qui persistent : les violences domestiques, les punitions corporelles, les humiliations. Il y a les abus sexuels, l’enrôlement dans des gangs ou des réseaux criminels amplifiés par Internet, les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle. Le cyberharcèlement, en forte augmentation ces dernières années… Les violences entre enfants, entre jeunes, avec une banalisation inquiétante des comportements agressifs. Et je ne parle même pas des conflits… Il est donc très difficile de prioriser, surtout qu’il existe souvent un continuum : le même enfant peut être victime de plusieurs types de violences dans divers contextes.

Cela dit, lorsque l’on interroge les enfants sur leurs priorités en matière de protection, deux formes sont particulièrement citées, les violences dans le cercle de confiance et le cyberharcèlement. Ce dernier sera le thème de mon rapport au Conseil des droits de l’homme en mars.

J’ajoute également que toutes ces violences ont un fort impact sur la santé mentale. C’est un volet important à ne pas oublier, aussi parce que le mal-être peut conduire à la violence envers soi et envers les autres.

Vous avez cité un grand nombre de violences… Des pays sont-ils épargnés ?

Un milliard d’enfants subissent chaque année des violences physiques, sexuelles ou psychologiques dans le monde. Même si certaines formes sont plus répandues dans certaines régions, telles que le mariage forcé et les mutilations génitales davantage pratiqués en Afrique et dans une partie de l’Asie, les violences – domestiques, physiques, sexuelles, émotionnelles, en ligne… – sont présentes partout. Il faut d’ailleurs en finir avec l’idée que les pays occidentaux seraient moins concernés. 

La pauvreté, toujours plus grande ces dernières années, même dans les pays les plus riches où elle touche un enfant sur cinq, est par ailleurs un facteur aggravant. Quand des parents ont du mal à accéder à des conditions de vie décentes, cela crée un stress supplémentaire qui augmente les risques de comportement violent à l’égard des enfants. En situation de pauvreté, les enfants eux-mêmes peuvent être amenés à adopter des stratégies d’adaptation négatives susceptibles de les entraîner dans diverses formes d’exploitation (traite, travail forcé et dangereux, mendicité, exploitation sexuelle, mariage précoce, enrôlement par des groupes criminels ou armés).

Quel rôle jouent les nouvelles technologies dans cette explosion des violences ?

Un rôle de plus en plus préoccupant. Les enfants sont exposés à un environnement virtuel bien trop complexe pour eux. Aujourd’hui, chaque utilisation d’un téléphone, d’une application ou d’un réseau social alimente une collecte massive de données personnelles. Ces données, très souvent sensibles — comme des photos, des coordonnées, des messages   — peuvent être exploitées à des fins malveillantes : création de fausses images, avatars ultraréalistes pour piéger, chantage, menaces, harcèlement…

À cela s’ajoute l’impact des algorithmes et de la communication ciblée, qui enferment les jeunes dans des bulles informationnelles, avec des risques accrus de manipulation, de désinformation, d’incitation à la haine… Toutes ces violences numériques ont des répercussions bien réelles, parfois dramatiques, pouvant entraîner le suicide.

Le numérique engendre ainsi de nouvelles formes de violences, tout en exacerbant celles qui existaient déjà, telles que l’exploitation sexuelle. Chaque année, plus de 300 millions d’images d’abus sexuels sur des enfants circulent sur Internet. Et ce chiffre ne reflète que les cas détectés.

Que faire pour contrer cette réalité ?

Il est indispensable que la protection des enfants et de leur vie privée soit intégrée dès la conception des outils numériques, dès les premières phases de développement, pas après coup. Notamment en ce qui concerne la gestion des données privées et la prévention des risques. Pour l’instant, nous sommes toujours dans la réactivité. Et, en attendant une régulation ferme, ces technologies continuent à évoluer à très grand vitesse, créant un espace où les violences se multiplient, se mondialisent.

Je ne dis pas que les nouvelles technologies sont à bannir – certaines initiatives nous montrent même qu’elles peuvent être un levier intéressant de protection – mais aujourd’hui, un accord sur le plan international, autrement dit une régulation globale, s’impose mais tarde à être mise en place, étant donné la situation géopolitique et les crises internationales.

Y a-t-il des discussions en cours ?

Oui, à plusieurs niveaux et sur divers points. Il y a le Pacte numérique mondial adopté par les Nations unies en septembre 2024 qui pose un cadre global de coopération et de gouvernance numériques pour les technologies numériques et l’intelligence artificielle. Il y a la convention des Nations unies sur la cybercriminalité, adoptée en 2024 et signée en octobre 2025 par plusieurs pays dont la France. Elle doit permettre d’améliorer la lutte contre ces infractions qui ignorent les frontières. Reste à la mettre en œuvre.

Il y a des initiatives au niveau des pays aussi… Toutefois, pour l’instant, rien de global et de contraignant à la fois, notamment pour les entreprises du numérique.

Vous souligniez précédemment la situation alarmante des violences à l’encontre des enfants dans le monde, pourquoi n’y arrivons-nous pas ?

L’investissement durable dans la protection des enfants et leur bien-être doit être considéré comme une priorité politique avec un soutien au plus haut niveau de l’État, impliquant tous les ministères et les secteurs.

Le vrai problème, c’est en effet que la réponse politique est trop fragmentée. Il y a beaucoup de plans et d’actions non articulés entre eux. Il faut une approche intégrée, basée sur des données probantes, qui permettra à la fois d’agir en amont sur les nombreuses causes, d’identifier précocement les risques et d’assurer une prise en charge et un suivi pluridisciplinaires et coordonnés. Cela veut dire des services connectés entre eux où chacun a un rôle bien défini et rend compte sur les actions entreprises. Cela veut dire aussi des systèmes intégrés de recueil des informations et une standardisation des pratiques. 

Quarante-huit pays dont la France, à ce jour, se sont engagés et mobilisés, en se joignant à l’Alliance mondiale des pays pionniers pour mettre fin à la violence contre les enfants. De nombreuses actions ont été entreprises, démontrant qu’il est possible de prévenir et de mieux répondre à la violence :  intégration de la protection des enfants dans l’agenda politique national et territorial, basée sur une  planification et une budgétisation plurisectorielles ; mise en place de services intégrés incluant protection sociale, éducation, santé, justice ; cartographies des risques et des services à l’échelle locale, impliquant les communautés, les divers acteurs et les enfants ; renforcement des systèmes intégrés de protection et d’informations… Entre autres.

Quel est le coût d’un tel plan pour un État ?

Le coût de la violence — direct et indirect — peut atteindre 11 % du produit national brut d’un pays. Dans certains pays, ce coût est 86 fois plus élevé que la mise en œuvre d’un paquet de services de protection intégrés, aisément accessibles aux enfants et à leurs familles.

Et je ne parle là que du coût économique. Quand vous ajoutez à cela le coût humain, en raison des impacts à long terme de la violence sur la santé mentale, le développement, l’éducation des enfants et sur leur productivité future, il apparaît évident qu’investir dans la protection de l’enfant et son bien-être, et ce dès la petite enfance, est primordial pour un pays, son développement. Ce ne doit pas être vu comme une dépense additionnelle, mais comme un investissement.

Quelle est la place de la prévention dans la lutte contre les violences ?

Centrale. Il existe deux types de prévention : la prévention proactive et la prévention primaire. Toutes deux sont essentielles. La première consiste à intervenir en amont, bien avant que toute forme de violence n’apparaisse. Cela suppose une cartographie fine des risques sociaux dans chaque zone et une action ciblée sur les facteurs identifiés. On agit ainsi sur la racine des problèmes.

La prévention primaire, quant à elle, vise à repérer rapidement les enfants exposés à des risques. Enseignants, professionnels de santé, travailleurs sociaux, parents… Tous doivent être en mesure d’identifier les signaux et de réagir rapidement. Toutefois sensibiliser les parents ou former les professionnels de l’enfance à la détection ne suffit pas. Il est primordial de disposer de services de qualité et accessibles : mécanismes de signalement, accompagnement psychosocial, soutien en santé mentale, aide juridique, appui à la parentalité… Faute de quoi, le risque de récidive demeure. Il s’agit d’une chaîne d’interventions qui, si elle est bien organisée, peut être mise en œuvre sans moyens excessifs.

Un des points importants, il me semble, c’est d’intégrer les droits de l’enfant, les questions relatives à la protection des enfants, à leur prise en charge dans la formation initiale de nombreux métiers : le judiciaire, les forces de l’ordre, le social, l’éducatif, la santé…

Quel rôle doivent jouer les enfants, les parents et les communautés dans la lutte contre les violences faites aux enfants ?

Il est essentiel d’engager les populations dans le développement, la mise en œuvre et le suivi des stratégies, plans d’action et programmes. Les enfants, les parents et les communautés ne doivent pas être vus comme de simples bénéficiaires de services, mais comme des acteurs à part entière, écoutés et responsabilisés.

Les enfants, en particulier, sont des experts de leur propre réalité. Ils vivent les violences, en connaissent les causes et proposent en général des solutions concrètes, ancrées dans leur quotidien. Ce sont leurs témoignages qui éclairent les véritables obstacles : une école accessible ne signifie pas seulement un bâtiment, mais aussi un transport gratuit, un apport nutritionnel journalier, un enseignement de qualité, protecteur et non discriminant, etc. Les écouter permet de concevoir des réponses mieux adaptées.

Et puis, impliquer les enfants dans les décisions renforce leur engagement. Ils appliqueront davantage une décision qu’ils ont contribué à construire. Et cela ne peut se faire sans les parents et la communauté. Sans cette mobilisation collective, les politiques sont vouées à l’échec.

Enfin, reconstruire la confiance dans les institutions est une urgence. Beaucoup d’enfants se sentent exclus, abandonnés par la société, les institutions. Ce vide est parfois instrumentalisé par des prédateurs, des criminels qui exploitent ce sentiment d’abandon. Il est donc essentiel de recréer un sentiment d’appartenance à une communauté, où chacun a sa place et son rôle.

Le BICE mène plusieurs actions en direction des enfants en situation de handicap et notamment un projet sur la lutte contre les violences à l’égard de ces enfants, un mot sur ce sujet ?

Le harcèlement revient très fortement dans les témoignages des enfants en situation de handicap. Ils en sont souvent les premières victimes, que ce soit à l’école ou ailleurs. Le manque d’accessibilité est aussi un facteur important de discrimination. Que ce soit pour des handicaps physiques ou mentaux, il faut réfléchir à des accompagnements adaptés, qui permettent aux enfants d’être intégrés de manière optimale dans le système classique.

Le placement en institution d’enfants en situation de handicap les rend également plus vulnérables aux risques de violences. Et ce d’autant que les enfants souffrant de handicap mental ont une moindre capacité à communiquer les expériences abusives. C’est dire l’importance d’assurer un accès inclusif à des services adaptés et de mettre en place des alternatives à l’institutionnalisation des enfants présentant un handicap.

Vous restez positive malgré tout ?

Oui, je reste positive, parce que je vois des personnes qui agissent. Les initiatives se multiplient, portées par une grande diversité d’acteurs — États, société civile, acteurs religieux et bien sûr les enfants eux-mêmes. C’est remarquable.

Maintenant, il faut appuyer, connecter et renforcer ces activités, pour construire une action plus durable et efficace. Mais il ne faut pas se voiler la face : la crise mondiale actuelle ne facilite rien.

Cela doit nous pousser à une autocritique collective, à revoir en profondeur nos façons de faire, pour reconstruire plus solidement.

Qu’est-ce qui vous a conduit à œuvrer pour la protection des enfants au sein des Nations unies ?

Mon engagement a débuté avec mon métier de pédiatre à Bordeaux puis au Maroc. Très vite, j’ai compris que beaucoup de difficultés rencontrées par les enfants ne pouvaient se résoudre uniquement par une prescription médicale. Il fallait aller au-delà du symptôme, être à l’écoute, comprendre les dynamiques familiales, sociales et culturelles.

En parallèle de mon activité professionnelle, j’ai commencé à m’investir sur mon temps libre auprès des enfants en situation de rue au Maroc. J’ai fondé l’association Bayti. Et je me suis engagée de plus en plus activement pour les droits de l’enfant. Au départ, j’avais une posture assez militante, parfois même révoltée. Mais j’ai vite compris que pour faire avancer les choses concrètement, il fallait savoir dialoguer avec les décideurs, comprendre leurs contraintes, utiliser leurs codes et construire des arguments qui les engagent. C’est ainsi que j’ai adopté une approche fondée sur les droits, tout en cherchant systématiquement une logique de « gagnant-gagnant ».

Au cours de ces différentes expériences, la leçon la plus essentielle que j’ai apprise, c’est celle-ci : si les enfants ne sont pas pleinement impliqués dans les démarches qui les concernent, alors aucun dispositif ne peut réellement fonctionner. Leur participation est non seulement légitime, mais indispensable.

Propos recueillis fin novembre 2025.

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