Pourriez-vous nous décrire le phénomène des enfants en situation de rue à Bukavu ?
Thomas d’Aquin : Ce phénomène date des années 1980 quand la crise économique a commencé à se faire sentir. À l’époque, peu de personne y prêtaient attention. Mais depuis le nombre d’enfants des rues n’a cessé de croître et la violence avec. La ville de Bukavu a accueilli un flux important de populations rurales qui fuyaient les groupes armés et leurs attaques. Ses habitants ont presque doublé en 20 ans pour atteindre aujourd’hui plus de 2 millions. Et nombreux sont ceux qui vivent dans la pauvreté ou l’extrême pauvreté. Ce qui est terrible aussi, c’est que la masse d’enfants en situation de rue constitue une sorte de réserve de main-d’œuvre, de soldats pour les groupes armés. Ce sont des proies faciles.
Pourquoi parlez-vous de violences ?
Les enfants sont transformés par la rue. À force de faire face aux dangers de la ville, à la faim, au froid, à la peur, ils changent. Et puis, la drogue, l’alcool les détruisent… La violence devient vite leur quotidien. Pour survivre et payer leur drogue, ils multiplient les activités (portefaix notamment), volent, commettent des actes de petite délinquance. Les enfants ne peuvent pas survivre seuls dans la rue. Ils sont organisés en bandes avec un chef qui dit à chacun ce qu’il doit faire dans la journée. Et le soir l’argent récolté est mis en commun. Chaque bande a son secteur. Il y a donc aussi des conflits et règlements de compte entre elles.
Quel âge en moyenne ont ces enfants ?
Une grande partie a entre 14 et 17 ans. Mais nous voyons aussi beaucoup d’enfants entre 10 et 12 ans. Et puis, nous observons depuis quelques temps un nouveau phénomène, celui des enfants des rues de 2e génération. Les jeunes filles vivant dans la rue, et notamment celles qui se prostituent, donnent naissance à des enfants dont certains grandissent dans la rue car elles les gardent avec elles. En effet, , D’autres les déposent chez un membre de leurs familles ; certaines avortent avec des méthodes qui les mettent en danger.
Que faire pour aider les enfants en situation de rue ?
Nous avons quatre points d’écoute amovibles que nous installons à des endroits stratégiques. Des lieux où les enfants et adolescents ont l’habitude de se retrouver. Nos points d’écoute sont connus. Les adultes peuvent venir nous faire part d’une situation critique concernant un enfant par exemple. Et les jeunes s’arrêtent aussi pour nous parler, pour jouer. Nous avons en effet installé dans ce petit kiosque en bois des jeux, des cartes… Et quand la confiance est installée, les éducateurs peuvent leur proposer de venir dans notre centre d’accueil.
Pouvez-vous nous parler des actions que vous menez ensuite ?
Nous avons deux centres d’accueil. Un pour les garçons et un pour les filles. Ils représentent une passerelle entre la rue et le retour dans la société. Nous les accompagnons sur le plan psychologique, à travers des séances individuelles, de groupe et des ateliers de résilience. Ces enfants ont vécu pour la plupart des choses très dures (violences intrafamiliales et/ou violences dans la rue, solitude, rejet de la famille parfois, pauvreté…). Ils ont besoin de se reconstruire, de recroire en eux et en l’avenir. Nous leur proposons aussi une remise à niveau en lecture, écriture et mathématiques. Et selon leur âge, leur envie, nous les aidons à retourner à l’école ou nous les orientons vers une formation professionnelle. Apprentissage en mécanique, coupe-couture, coiffure, menuiserie, cordonnerie… que nous organisons dans trois autres centres.
Et cela fonctionne ?
La plupart du temps, oui. Nous avons de très bons résultats. Après, bien sûr, il y a des enfants que nous n’arrivons pas à aider. Les jeunes filles prostituées et les enfants accros à la drogue sont très durs à sortir de la rue.
Comment faire pour qu’un enfant n’arrive jamais dans la rue ?
Il est rare qu’un enfant vive du jour au lendemain dans la rue 24h sur 24. Cela se fait en général petit à petit. Souvent issus de familles défavorisées, ils commencent par ne plus aller à l’école faute de moyens, restent seuls toute la journée pendant que les parents travaillent, n’ont accès à rien et pour certains subissent des violences intrafamiliales… Ils se mettent à trainer, commencent à rencontrer d’autres enfants dans la rue qui prennent petit à petit la place de la famille. Et puis, ils finissent par ne plus rentrer. Pour empêcher ce phénomène, il est donc absolument nécessaire de mettre en place des mesures de protection sociale et de mener des actions de prévention.
Pouvez-vous préciser ?
Au niveau du plaidoyer, nous devons par exemple travailler sur la réelle gratuité des écoles publiques.. Aujourd’hui, elles sont censées l’être, il n’y a plus de frais d’inscription, mais les établissements demandent aux parents des frais annexes (pour payer le fonctionnement de la structure, les enseignants… pas suffisamment pris en charge par l’État). Si les parents manquent de moyens, les enfants se voient priver d’accès à l’éducation. Ça ne va pas. De plus, il n’y a pas suffisamment d’écoles, pas suffisamment de classes pour étudier dans de bonnes conditions. Or un enfant à l’école n’est pas dans la rue.
Et concernant l’extrême précarité des familles ?
Nous travaillons actuellement sur l’autonomie financière des familles les plus démunies, en les aidant à développer une activité génératrice de revenus. L’objectif est notamment qu’elles puissent subvenir aux besoins de leurs enfants. En parallèle, nous les sensibilisons à la parentalité positive. Un point important pour stopper l’usage de méthodes éducatives punitives et pour favoriser la communication au sein des familles.
Vous travaillez auprès des enfants des rues depuis plus de 35 ans, un travail exigeant, avez-vous toujours la même motivation qu’au début ?
Oui, la motivation est toujours là. J’aime aller au-devant des enfants dans la rue, les écouter, puis les aider tout au long du parcours qu’ils suivent pour se reconstruire. Quand on voit un enfant évoluer petit à petit et s’en sortir, c’est un vrai cadeau.