Les enfants en situation de handicap mental sont-ils particulièrement exposés aux abus et négligence ?
Aafke Scharloo : Les études menées dans différents pays et au niveau international estiment en général que les personnes en situation de handicap mental sont 3 à 5 fois plus exposées à la violence et aux abus que le reste de la population.
Comment explique-t-on ce chiffre ?
A.S. : Il y a plusieurs facteurs explicatifs. Le premier est lié à leur place dans la société. Les personnes en situation de handicap mental sont souvent marginalisées, n’ont pas de pouvoir pour faire entendre leur voix et sont très vulnérables. On ne les protège d’ailleurs pas assez au regard de cette réalité.
Enfants ou adultes, ils ont de surcroît, en général, une vie très isolée. Leurs seules interactions sociales sont souvent avec les professionnels qui s’occupent d’eux, de qui ils dépendent, en qui ils ont confiance et qu’ils écoutent. La peur de perdre toute l’aide reçue si ils dénoncent un acte malveillant est bien réelle. Et puis, quand on a peu d’amis, il est difficile de dire non à quelqu’un qui nous porte une attention particulière même si cette personne s’avère être mal intentionnée. Sans oublier non plus que certains ne perçoivent pas la menace ou ne savent pas que ce dont ils sont victimes est un abus. Ils ne peuvent donc pas le signaler.
Un autre point important c’est que les enfants et jeunes en situation de handicap mental sont amenés à être pris en charge par de nombreux adultes – beaucoup plus que ceux n’ayant pas de handicap – ce qui accroit les risques de violences.
Enfin, ils ne sont souvent pas crus. Il persiste, en effet, dans la société une idée largement répandue selon laquelle les enfants en situation de handicap ne seraient pas des témoins crédibles. Et ce, malgré le fait que des recherches ont démontré qu’ils sont tout aussi fiables dans leurs témoignages que n’importe quelle autre personne.
Quelles sont les formes de violence dont ils sont le plus souvent victimes ?
A.S. : Les plus fréquentes sont le harcèlement, les violences physiques et sexuelles, ainsi que la négligence.
Qui sont les auteurs de ces violences ?
A.S. : Les auteurs de violences envers des enfants ou des jeunes adultes en situation de handicap mental sont, dans de nombreux cas, eux-mêmes en situation de handicap. L’une des explications est qu’une personne qui a été victime d’abus – et qui n’a pas ensuite été accompagnée sur le plan psychologique – risque de reproduire des comportements similaires. Le manque d’éducation, de sensibilisation autour de ces questions ainsi qu’une supervision insuffisante au sein des structures d’accueil sont également des facteurs explicatifs.
On estime ensuite que 25 % des auteurs d’actes de violence sont des personnes travaillant dans des structures en lien avec l’accueil ou le suivi des enfants. Il peut s’agir de professionnels en contact direct avec les enfants, mais aussi de personnels administratifs, d’agents d’entretien ou autres.
Enfin, dans 20 % des cas, les violences sont commises par un proche de l’enfant. Ce chiffre est à peu près similaire à celui observé chez les enfants sans handicap.
Vous disiez précédemment que l’éducation des enfants à la reconnaissance des violences manquait, est-ce un axe pour prévenir les violences ?
A.S. : Il est essentiel de développer des actions d’éducation à destination des enfants en situation de handicap mental, mais en matière de prévention, l’enjeu principal reste la protection assurée par leur environnement. C’est là que réside la priorité. Trop souvent, les adultes qui entourent les enfants, qu’ils soient parents ou encadrants, ne prennent pas en compte cette dimension. Ils ont tendance à penser que cela n’existe pas jusqu’à ce qu’un incident soit révélé.
C’est pourquoi il est indispensable de les sensibiliser et de leur faire prendre conscience que les violences faites aux enfants en situation de handicap sont une réalité bien trop fréquente. Tant que le personnel ne reconnaît pas qu’il s’agit d’un risque réel et courant, il lui est impossible d’agir efficacement.
Notons que les enfants en situation de handicap ne sont pas les seuls à être si vulnérables, les tout-petits et les bébés sont tout aussi exposés. Mais ils sont davantage protégés. Si l’on compare les dispositifs de protection mis en place dans les structures accueillant la petite enfance avec ceux des établissements pour enfants en situation de handicap, l’écart est flagrant. Les politiques de protection y sont souvent bien plus développées, ce qui soulève une vraie question d’égalité et de responsabilité.
Cela passe donc par la formation des professionnels et la sensibilisation des parents ?
A.S. : Oui, absolument. La formation des professionnels est indispensable. Quant aux parents, certains estiment qu’il vaut mieux ne pas trop les informer pour ne pas susciter d’inquiétudes inutiles. Mais je suis convaincue du contraire : il est essentiel qu’ils prennent conscience de la vulnérabilité particulière de leurs enfants. Cette prise de conscience les rendra plus attentifs, plus vigilants et contribuera à renforcer leur capacité de protection.
Dans le cadre du projet du BICE « Faire tomber les barrières » en Géorgie1, vous avez animé des formations auprès de nos partenaires et d’acteurs locaux. En quoi consistaient-elles ?
A.S. : En Géorgie, les formations étaient destinées à deux types de publics : d’une part, les professionnels travaillant directement avec des enfants et des jeunes en situation de handicap, et d’autre part, ceux engagés dans le champ de la protection de l’enfance. Nous avons abordé plusieurs thématiques essentielles : la vulnérabilité spécifique des enfants en situation de handicap, les dispositifs de protection à mettre en place, la manière d’identifier et de reconnaître les situations de violence, ainsi que les moyens d’y mettre fin.
Ce qui rend ce projet particulièrement intéressant, c’est qu’il ne se limite pas à la prévention et à la prise en charge des violences. Il comprend également un volet d’insertion sociale à travers l’apprentissage de savoir-faire artisanaux dans des centres socio-éducatifs. Ces activités permettent aux jeunes en situation de handicap d’acquérir de nouvelles compétences, de développer des amitiés, de gagner en autonomie.
Comme nous l’avons évoqué plus tôt, la forte exposition aux violences est souvent liée à leur manque de pouvoir dans la société et à leur dépendance vis-à-vis des autres. C’est pourquoi leur offrir des espaces où ils peuvent apprendre, s’exprimer, créer des liens et se sentir utiles est fondamental. C’est toute la force de ce projet : il agit à la fois sur l’environnement et sur le développement personnel des enfants.
Comment le traumatisme se manifeste-t-il dans la vie des enfants en situation de handicap mental ?
A.S. : Chez ces enfants, les signes de traumatisme ressemblent souvent à ceux que l’on observe chez les très jeunes enfants, ce qui peut prêter à confusion. Ces manifestations passent alors facilement inaperçues ou sont mal interprétées par l’entourage. Les réactions liées à un traumatisme sont aussi souvent perçues comme des troubles du comportement directement liés au handicap et non comme les conséquences d’un événement traumatique. Comme si tout ce que l’enfant exprimait découlait exclusivement de son handicap.
Dans ces situations, l’enfant ne reçoit pas l’aide adéquate. L’accompagnement proposé, centré sur la modification du comportement, ne traite pas la véritable cause de sa souffrance.
Il est donc difficile de détecter une situation de traumatisme ?
A.S. : Non, je ne pense pas. Lorsqu’on travaille avec un enfant en situation de handicap mental, il faut toujours garder à l’esprit l’hypothèse d’un traumatisme. Le véritable obstacle, c’est souvent le refus de voir ou d’aborder cette réalité. Au Pays-Bas, par exemple, une organisation a longtemps négligé cette question, ce qui a conduit à de nombreux cas de violences non détectés. Depuis, elle a revu sa politique de protection et intègre désormais systématiquement l’évaluation d’un éventuel traumatisme lorsqu’un changement de comportement est constaté.
On sait aujourd’hui que les violences à l’encontre des enfants en situation de handicap sont particulièrement fréquentes. Les études parlent d’un taux de prévalence supérieur à 50 % avant l’âge de 18 ans. Compte tenu de ces chiffres, ne pas envisager cette possibilité constitue une forme de négligence.
Vous assistez parfois des personnes en situation de handicap mental lors d’auditions dans le cadre de procédures judiciaires. Pourquoi cet accompagnement est-il essentiel ?
A.S. : Il est important d’adapter le langage à la manière dont l’enfant comprend et communique. Son mode de fonctionnement ne correspond pas nécessairement à son âge chronologique. Il faut donc en avoir conscience et s’adapter. Il est également essentiel d’utiliser un langage très concret et précis, en évitant les formulations abstraites. Cela peut sembler simple, mais en réalité, c’est souvent plus complexe qu’il n’y paraît.
Prenons un exemple, si l’on pose à un enfant dont le développement cognitif correspond à celui d’un petit de 5 ou 6 ans la question suivante : « Est-ce que quelqu’un t’a vu lorsque tu as subi cet abus ? », on lui demande en réalité de voir à travers les yeux d’un autre, ce qui dépasse ses capacités de compréhension. Il ne pourra donc pas répondre. La bonne formulation est : « Pendant que l’abus avait lieu, est-ce que tu as vu quelqu’un d’autre ? »
Autre exemple : si l’on demande à un enfant de « montrer ce qui lui est arrivé », il peut interpréter cette consigne de manière très littérale et commencer à se déshabiller ce qui, bien entendu, n’est pas souhaité. Une telle réaction, suivie d’une intervention brusque du type « Non, non, ne fais pas ça », risque de le plonger dans une grande confusion.
Est-il fréquent que des personnes spécifiquement formées soient présentes lors des auditions ?
A.S. : Non, malheureusement. C’est un vrai manque. Ces missions sont souvent confiées à des professionnels habitués à travailler avec de jeunes enfants, ce qui ne correspond pas toujours aux besoins spécifiques des personnes en situation de handicap mental. Par ailleurs, certains intervenants ne se sentent pas à l’aise pour mener ce type d’entretien, ce qui est problématique. La qualité des informations obtenues repose beaucoup sur la relation établie avec la personne auditionnée.
En quoi la prise en charge des enfants en situation de handicap mental victimes de violences diffère-t-elle de celle des autres enfants ?
A.S. : La prise en charge d’un enfant en situation de handicap mental ne diffère pas fondamentalement de celle d’un enfant sans handicap. Ce qui importe avant tout, c’est que l’accompagnement soit centré sur le traumatisme et qu’il soit adapté au niveau de développement de l’enfant. Il existe toutefois une complexité supplémentaire : celle de distinguer ce qui relève du traumatisme de ce qui est lié au handicap lui-même ou encore aux effets secondaires d’un traitement médicamenteux.
Hormis cela, les besoins prioritaires des enfants victimes de violences sont d’abord la mise en sécurité, puis la recherche de stabilité. La prédictibilité — c’est-à-dire le fait de pouvoir anticiper ce qui va se passer — est essentielle pour qu’ils puissent se reconstruire. Ce qui n’est pas toujours évident à obtenir dans les structures de prise en charge où il y a souvent beaucoup de changement de personnels, des plannings instables, etc.
Un des grands défis, pour tous les enfants victimes, est de réapprendre à faire confiance. Pour les enfants en situation de handicap, cette étape est encore plus délicate du fait qu’ils sont très dépendants des adultes qui les entourent.
Qu’est-ce qui vous semble aujourd’hui primordial pour améliorer la situation ?
A.S. : La sensibilisation est essentielle, comme je l’ai déjà évoqué. Les adultes doivent être mieux informés, prendre conscience que les enfants en situation de handicap mental peuvent être victimes de violences, pour les protéger comme il se doit.
Mais au-delà de cela, ce groupe est largement invisible dans notre société. Sans poids électoral, sans moyen financier, sans soutien puissant pour défendre ses droits, il est souvent oublié. Aux Pays-Bas, par exemple, nous avons mené des actions de plaidoyer pour faire remonter la question des violences faites aux enfants dans les priorités politiques. Cela a eu des retombées positives, mais rien pour les enfants en situation de handicap mental. Les lois sont faites par et pour les personnes sans handicap, certaines ne sont donc pas adaptées, ce qui peut créer des discriminations.
Il est urgent de placer ce sujet au cœur des priorités politiques, au niveau national comme international. La déclaration des Nations unies pour les personnes en situation de handicap existe, ce serait bien de commencer par l’appliquer. Les droits des enfants en situation de handicap sont trop souvent mis de côté, bafoués, il est primordial que cela devienne une véritable préoccupation sociétale.
[1] Ce projet, mis en œuvre sur le terrain par deux partenaires du BICE, Public Health Foundation (PHF) et Union RHEA, est soutenu par l’Agence Française de Développement (AFD).
