Attendre un enfant, c’est rêver d’un avenir, d’une descendance, d’une transmission, et ce rêve n’inclut pas le handicap. Pourtant, selon le professeur Yves Ville, coordonnateur du Centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal (CPDPN) de l’hôpital Necker à Paris, chaque année en France, 2 % à 3 % des enfants qui naissent sont porteurs d’une anomalie congénitale, décelée pendant la grossesse dans l’immense majorité des cas. Si le diagnostic précis est rarement possible d’emblée, les parents sont tout de suite informés d’une suspicion, laquelle sera confirmée ou non au cours d’examens complémentaires. La nouvelle est douloureuse, et il n’y a pas de bonne façon de l’annoncer, constate Yves Ville.
« Pour une même façon de délivrer l’information, toutes les personnes vont réagir différemment. Il faut donc souscrire à des principes généraux : faire preuve d’empathie, ne pas dépasser ses compétences dans ce qu’on va dire, rester disponible et à l’écoute des questionnements des futurs parents afin de baliser le chemin qu’ils vont avoir à parcourir. Mais parfois, et c’est bien naturel, la violence de ce qui est donné en première information est telle, que cela bloque les chemins cognitifs des parents qui n’entendront plus rien d’autre de ce qui pourra leur être dit. »
« S’ils choisissent de poursuivre la grossesse, précise Yves Ville, ils peuvent décider de mettre en place toute la prise en charge thérapeutique post-natale possible ou de ne pas intervenir. Nous tenons compte de leur souhait, mais en privilégiant le bien-être de l’enfant que certaines escalades thérapeutiques peuvent compromettre. » Alice Le Moal et son époux ont appris à la deuxième échographie que leur fils Gabriel avait une malformation à la colonne vertébrale et qu’il ne marcherait pas.
« Mettre au monde un enfant, c’est toujours un saut dans l’inconnu, témoigne t-elle. Dans notre cas, la part d’inconnu était très forte. Ce genre d’annonces confronte chacun à ses propres vulnérabilités, sa propre histoire et cela suscite des réactions différentes. Nos proches ayant la foi tout comme nous, ils ont compris notre décision de poursuivre la grossesse. Puis Gabriel est né. Il était très mignon, il a été accueilli comme on accueille un enfant dans une famille, dans la joie, malgré l’inquiétude. »
Tout un chemin à parcourir pour les parents
Cette capacité d’adaptation des parents à la nouvelle d’un handicap varie en fonction de leurs ressources psychologiques, de leur histoire personnelle et familiale, de leurs traumatismes passés. « Le fœtus est une personne potentielle qui suscite beaucoup de projections, rappelle Bérangère Beauquier-Maccotta, pédopsychiatre, cheffe de pôle dans l’Établissement public de santé d’Évrard. Quand l’annonce d’une malformation fait effraction, le champ des possibles se trouve restreint et une ligne de vie se dessine, autre que celle fantasmée. Notre travail d’accompagnement consiste à aider les parents à faire le deuil du bébé tel qu’ils l’avaient imaginé pour intégrer peu à peu les difficultés qui seront les siennes. »
Chacun des parents va être ébranlé à sa manière par la nouvelle réalité qui s’impose et quelque chose peut se gripper entre eux. « À l’intérieur du couple, les temporalités psychiques ne sont pas les mêmes, poursuit Bérangère Beauquier-Maccotta. Souvent, dans l’intention de ne pas ajouter à la détresse de l’autre, l’un des conjoints s’interdit de formuler ses émotions douloureuses voire négatives. »
À quel moment et comment partager la nouvelle du handicap au reste de la famille ?
Tout dépend des relations que chacun entretient avec son entourage et comment il arrive lui-même à surmonter la nouvelle. « Certains couples ont besoin de garder les informations pour eux, le temps de les métaboliser, surtout s’ils savent qu’ils devront rassurer leurs proches et qu’ils n’en ont pas forcément l’énergie. Dans d’autres configurations familiales, les proches peuvent apparaître comme de solides soutiens, notamment quand il s’agit de prendre des décisions. »
La question se pose aussi pour les frères et sœurs, quand il y en a, et c’est souvent en soi un motif de consultation, constate Bérangère Beauquier-Maccotta. « Il est important de mettre rapidement des mots sur ce que les enfants sentent de l’état émotionnel de leurs parents, surtout si ceux-ci sont effondrés. L’enfant doit savoir que ce qu’il perçoit est juste et ne pas rester isolé avec des doutes et des inquiétudes. Il n’est pas nécessaire de tout dire tout de suite, mais d’expliquer qu’on s’inquiète, en attendant que tous les examens aient été réalisés pour présenter les choses dans leur complexité. Dans tous les cas, nous conseillons d’être le plus authentique possible avec ses émotions, de ne pas oublier que l’enfant n’est pas à la même place que ses parents et qu’il ne va pas ressentir le traumatisme de la même façon. Selon la pathologie du fœtus, surtout si elle implique des malformations visibles, il est important de décrire à quoi ressemblera le bébé. »
Ce n’est pas parce que tout a été dit que tout a été compris. Il est donc important de répéter les choses et de donner aux aînés l’occasion de poser leurs questions. « La vulnérabilité du bébé porteur de handicap peut inhiber chez eux des sentiments de jalousie ou d’hostilité pourtant bien normaux à l’arrivée d’un autre enfant. Ces sentiments-là doivent également être mis en mots et les parents peuvent les autoriser par leur manière d’être. Cela suppose qu’ils aient eux-mêmes cheminé suffisamment pour ne pas s’interdire d’exprimer des émotions ambivalentes. »
« C’est le regard que la société pose sur la différence qui enferme la personne dans son handicap. »
Anticiper les réactions d’un entourage plus large
Après la naissance du bébé, la vie sociale et professionnelle reprend son cours. Bien que les mentalités évoluent face au handicap, il reste beaucoup de tabous et les parents, notamment au moment de la reprise du travail, doivent souvent faire face à la gêne. « C’est injuste mais c’est aux parents concernés de prendre sur eux et de gérer les moments de flottement. Nous leurs conseillons de décider de ce qu’ils ont envie de partager. Dire par exemple “voilà ce qui m’arrive, mais quand je suis au travail, je préfère ne pas en parler”. Ou au contraire émettre des signes qui montrent qu’on est prêt à aborder le sujet. Il s’agit d’anticiper les réactions et les maladresses, ce qui demande une disponibilité psychique. L’environnement de travail a un impact important sur leur santé psychique. Nous essayons donc d’évaluer avec eux quelle sera la bonne stratégie en fonction de ce qu’ils se sentent capables de dire ou faire. Si la configuration professionnelle le permet, l’annonce peut passer par un responsable hiérarchique. »
Pour Alice Le Moal, le plus compliqué c’est « le regard que la société pose sur la différence qui enferme la personne dans son handicap. Le film Un petit truc en plus et les Jeux paralympiques font évoluer les mentalités. Être confronté au handicap oblige à réfléchir au sens profond de la vie et à reconsidérer ses priorités. Nous avons dû adapter nos vies professionnelles, mais nous considérons que nous avons bien réussi. »
Des aides d’État et des soutiens associatifs
Réorganiser sa vie professionnelle est presque la règle quand on est parent d’un enfant porteur de handicap. Il est difficile aussi de prendre du temps pour soi faute de relais ou sans culpabiliser. « En réalité, précise Bérangère Beauquier-Maccotta, beaucoup de couples n’ont pas à côté d’eux les soutiens familiaux nécessaires pour se permettre de se ménager, notamment quand l’enfant doit être hospitalisé. Cela oblige souvent l’un des deux parents à diminuer son temps de travail. »
Au-delà des soutiens familiaux ou amicaux, les parents peuvent recourir aux aides financières et aux prestations proposées via les Maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) en charge de l’accompagnement des familles. De nombreuses associations de parents d’enfants porteurs de handicap ainsi que des groupes de parole se sont créés pour compléter l’offre de soutien. « Ces collectifs peuvent avoir un effet psychologique porteur pour les parents qui ont le sentiment d’être exclus ou marginalisés du groupe social des parents. »
Profiter de tout ce qui peut se vivre
Alice Le Moal et son mari n’ont pas souhaité se rapprocher de parents vivant une expérience similaire à la leur. « Notre expérience est très personnelle, tient-elle à rappeler, je n’oublie pas que d’autres vivent des situations plus douloureuses. Aujourd’hui, Gabriel a 10 ans, poursuit-elle. Il connaît sa pathologie, ses limites, il ne s’apitoie pas, il a plein d’idées, beaucoup d’humour. C’est un enfant qui va bien et qui passe en CM2 avec les honneurs. Tout le monde a ses limites. Dans son cas, ce sont les jambes qui ne fonctionnent pas, mais ce n’est pas handicapant pour tout. Nous avons vécu des choses incroyables en 10 ans et nous continuerons à profiter de tout ce qui peut se vivre, même si notre quotidien, très médicalisé, est plutôt sportif. »
Le BICE mène des actions dans cinq pays pour favoriser l’inclusion et le bien-être des enfants en situation de handicap.