« Nous essayons de nous recréer des moments de joie, mais c’est dur… très dur. » Liana, son mari et ses trois enfants ont fui le Haut-Karabakh le 25 septembre 2023, 6 jours après l’offensive éclair de l’Azerbaïdjan dans cette enclave. Laissant tout derrière eux. « Quand la guerre a commencé, c’était le matin. Nos enfants, aujourd’hui âgés de 14, 17 et 21 ans, n’étaient pas chez nous. Nous les avons cherchés toute la journée dans Stepanakert et retrouvés seulement le soir vers minuit. Ça a été tellement éprouvant, terrifiant. Nous pensions que nous n’allions pas réussir à nous en sortir. »
La fuite vers l’Arménie, une épreuve douloureuse
Vient ensuite l’exode vers l’Arménie. Quatre jours d’embouteillages, d’attente à bord de leur véhicule, sans rien, « seulement de l’eau », pour parcourir les 100 kilomètres qui les séparent de Goris. « Une épreuve douloureuse pour mes enfants. La faim les faisait souffrir. » Passée la frontière, la famille est prise en charge rapidement malgré le nombre de déplacés (100 000 en quelques jours dont 30 000 enfants). « Nous avons été bien accueillis, se souvient Liana, reconnaissante. On nous a donné à manger, payé l’essence… Et, après quelques jours passés à l’hôtel dans une petite ville du sud, l’État nous a proposé deux logements dont un à Gyumri. C’est comme ça que nous sommes arrivés dans cette région. Notre loyer est pris en charge, nos enfants sont scolarisés à l’université ou dans le secondaire. Arevamanuk m’a aussi aidée à retrouver un travail de coiffeuse et m’a accompagnée sur le plan psychologique, tout comme l’une de mes filles qui n’allait pas bien. »
Une reconstruction difficile
Malgré cela, un an plus tard, Liana ne cache pas la difficulté pour sa famille, notamment pour elle et son mari, à reprendre le dessus. « Le choc a été tellement brutal pour tous les déplacés, explique Armine Gmyur, psychologue au sein d’Arevamanuk, partenaire du BICE. La perte soudaine de leur maison, de leur terre, de leur chat ou leur chien qu’ils ont dû laisser derrière eux, l’exode… et, pour certains, la mort d’un proche. Alors, même si sur le plan matériel, ça va à peu près, la plupart des personnes que nous accompagnons peinent à surmonter le traumatisme vécu. »
D’autant que cet événement douloureux n’est pas le seul que les Arméniens du Haut-Karabakh ont enduré ces dernières années. Liana nous raconte la guerre de 44 jours fin 2020 entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Elle et ses enfants réfugiés à Erevan, leurs angoisses, les hommes partis au front, son frère blessé, son mari ravagé par la mort de cinq de ses amis dans un bombardement. Elle nous raconte aussi le blocus organisé par Bakou : la fermeture totale du corridor de Lachine qui a isolé l’Artsakh* de décembre 2022 à septembre 2023. Les étals vides, la hausse vertigineuse des prix, le chômage soudain de son mari, la dépense progressive de leurs économies pour pouvoir survivre, se nourrir. La peur.
« Une peur omniprésente aujourd’hui en Arménie, confie Armine. Nous sommes tous terrifiés par les provocations régulières de l’Azerbaïdjan qui ne cesse de nous rappeler que nous sommes tout petits et isolés. Ils affichent leur pouvoir aussi en détruisant le patrimoine religieux et culturel arménien au Haut-Karabakh, les maisons, les cimetières… C’est une telle injustice. » Pour Liana, comme pour tous les déplacés, voir ces exactions à la télévision ou sur les réseaux sociaux est déchirant. « Mon lieu de travail a été rasé, ma maison a été vidée et le mobilier jeté dans la cour, difficile d’enlever ces images de ma tête. Stepanakert, l’Artsakh, c’est chez nous. Nous n’arrivons pas à envisager notre avenir ailleurs. »
Aider les familles à s’adapter à leur nouvelle vie
C’est l’un des points sur lesquels Arevamanuk, soutenu par le BICE, travaille beaucoup avec les mamans qu’il accompagne. « Une grande majorité ne se projette pas ailleurs qu’au Haut-Karabakh. Elles sont ainsi dans l’attente, ne s’installent pas vraiment. Il y a par exemple très peu de demandes de passeport arménien. Ou encore certains parents refusent que leurs enfants délaissent leur dialecte au profit de la langue nationale. Pour les jeunes, dont l’intégration est plus facile, cette réticence des adultes peut être compliquée à vivre. Elle empêche en quelque sorte la famille d’avancer, de s’adapter à sa nouvelle vie. Donc, tout en ne leur ôtant pas tout espoir, nous essayons de leur faire prendre conscience que le chemin continue pour l’instant ici, avec ses obstacles mais aussi ses bons moments. Et qu’il faut le prendre. »
*Nom de la république autoproclamée du Haut-Karabakh
Accompagner les familles déplacées et les locaux ensemble pour une meilleure intégration
Appuyé par le BICE, le projet déployé par Arevamanuk dans la région du Shirak a été ajusté en janvier dernier pour répondre à une nouvelle réalité. « À leur arrivée, les familles du Haut-Karabakh ont reçu un accueil chaleureux des Arméniens. Mais aujourd’hui, les relations se sont tendues, explique Armine Gmyur. Difficile déjà pour les familles locales de voir toute l’aide de l’État consacrée aux déplacés, l’Arménie n’est pas un pays riche. Et puis, les réfugiés, traumatisés par la violence de ce qu’ils ont vécu, sont à cran et très refermés sur leur communauté… Ils reprochent aussi à l’Arménie de ne pas être intervenue militairement en septembre dernier pour défendre le Haut-Karabakh. »
Pour apaiser ces tensions, Arevamanuk et le BICE ont décidé d’ouvrir les activités psychosociales, mises en place à l’origine pour les déplacés, aux familles locales en situation de vulnérabilité et aussi affectées par la guerre. Et d’organiser des ateliers de résilience communs aux deux communautés. « Cette initiative a été très bien accueillie et les premiers résultats sont positifs. Il est important que ces familles partagent leurs différents vécus, se rencontrent pour pouvoir mieux se comprendre. Il est essentiel aussi que les locaux démunis ne se sentent pas délaissés. »