À 12 ans, Farah perd son père ; son monde s’effondre. Sa mère sans ressources peine à élever ses cinq enfants. Elle choisit alors, pour échapper à la misère, de marier sa fille aînée. Farah est encore adolescente mais, en Inde, le mariage précoce se perpétue malgré l’interdiction législative, notamment chez les populations les plus démunies. « J’avais 13 ans quand ma mère a organisé mon mariage dans une tentative désespérée de subvenir aux besoins de notre famille. J’avais peur, je n’étais pas prête à partir de chez moi, pas prête pour la responsabilité que cela impliquait. L’adaptation a été compliquée. Éprouvante », se souvient Farah.
L’union est arrangée avec un homme « beaucoup plus vieux » qui travaillait dans une usine de soie. Pour l’adolescente, le changement de vie est brutal. Son enfance prend définitivement fin. « Si le repas que je lui préparais ne lui convenait pas, il me frappait. Il en était de même lorsque je refusais d’avoir des relations… Il exerçait un contrôle total sur moi. »
À 14 ans, elle accouche de sa première fille ; deux autres enfants naissent avant sa majorité. Elle traverse des grossesses difficiles. Sans soutien. « À cette période, ma santé a été source d’inquiétudes. » Et puis Farah se sent totalement isolée. « Je n’ai pas eu la chance d’aller à l’école ou d’avoir des loisirs, ni l’occasion de nouer des amitiés avec les enfants de mon âge ou de prendre le temps de grandir. »
Des millions d’enfants exposés
Bien que cette pratique soit en diminution ces dernières années en Inde, 34 % des filles et femmes mariées enfants vivent dans ce pays ; 45 % en Asie du Sud1. Sur le plan mondial, les Nations unies estiment à 640 millions le nombre de femmes et de filles mariées avant l’âge de 18 ans, soit une sur cinq. Et encore aujourd’hui, cette violation de la dignité et des droits de toute femme perdure. Au rythme actuel des progrès, il est à craindre qu’encore 9 millions de mineures se marient en 20302. Si les filles sont touchées de manière disproportionnée, les hommes sont aussi concernés. L’Unicef estimait en 2019 qu’ils sont 150 millions à s’être mariés avant d’atteindre leur majorité. Parmi eux, un garçon sur cinq l’aurait été avant l’âge de 15 ans.
Comme le soulignait le site Onu Info le 1er mars 2025 : « Le mariage d’enfants reste une menace sérieuse… Si les taux de mariage précoce diminuent lentement dans le monde (baisse de prévalence la plus marquée en Asie du Sud), les pays où ces taux sont les plus élevés sont aussi ceux où la croissance démographique est la plus forte. » La situation en Afrique subsaharienne, région où le taux de mariage d’enfants est aujourd’hui le plus élevé, est particulièrement inquiétante. Près de 35 % de femmes y sont mariées avant 18 ans. Cette proportion dépasse 50 % dans certains pays (Niger, République centrafricaine, Tchad, Mali, Burkina Faso)3.
La pauvreté, une cause majeure
Si les facteurs expliquant le recours à cette pratique sont multiples et souvent interconnectés – manque d’éducation, poids de la tradition, situation de conflits notamment -, la pauvreté apparaît comme une cause majeure. De nombreuses familles, à l’image de celle de Farah, perçoivent le mariage précoce comme une solution pour mettre à l’abri leur fille et échapper à la misère. Cette réalité est exacerbée par les crises sociales, économiques et environnementales, qui creusent les inégalités et renforcent la vulnérabilité des ménages. Ainsi, les effets dévastateurs de la pandémie de covid-19 se font encore sentir, tandis que les conséquences du dérèglement climatique suscitent de vives inquiétudes. Au Pakistan, par exemple, il a été observé que les inondations provoquées par des moussons de plus en plus dévastatrices entraînent systématiquement une hausse des mariages précoces, au sein des familles d’agriculteurs4.
Mais comment expliquer qu’un tel phénomène persiste malgré l’existence de cadres juridiques censés le prohiber ? Des traités internationaux, très largement ratifiés par les États, tels que la Convention relative aux droits de l’enfant (1989) et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1979), prohibent le mariage des enfants. La plupart des pays ont eux-mêmes adopté des lois en ce sens. Cependant, en fixant un âge minimum légal inférieur à 18 ans ou en tolérant des exceptions (grossesse, consentement des parents…), certains États permettent le maintien de cette pratique. Sans oublier que de nombreux mariages ne sont pas enregistrés auprès des autorités civiles, échappant ainsi à toute régulation.
Des séquelles durables
Dans ces unions précoces et non consenties, les violences sexuelles, l’isolement social et la déscolarisation marquent les corps et les esprits. Tout comme le silence imposé par la domination des époux et des communautés. À 13 ans, Diaryatou Bah– aujourd’hui présidente d’Espoirs et Combats de Femmes – est mariée de force à un homme de 45 ans et quitte la Nouvelle-Guinée pour le rejoindre aux Pays-Bas où elle ne maîtrise pas la langue et ne connaît personne. Diaryatou endure la précarité et les violences conjugales. S’ensuivent plusieurs grossesses qui n’iront pas à leur terme. « Certaines femmes gardent ces traumatismes toute leur vie », souligne-t-elle. Les grossesses précoces représentent un véritable danger pour les jeunes filles. Leurs corps, encore en développement, ne sont pas toujours prêts à porter un enfant, augmentant considérablement les risques de complications graves, voire mortelles.
Privées d’école, ces adolescentes se retrouvent de surcroît enfermées dans une précarité dont elles ne peuvent s’extraire. Dépendantes financièrement de leur mari ou de leur belle-famille, elles n’ont ni les moyens d’exercer leurs droits ni la possibilité de subvenir à leurs propres besoins. Avec le risque que cette précarité économique se transmette aux générations suivantes, perpétuant ainsi le cycle de la pauvreté et des mariages précoces.
D’ailleurs, pour Farah, citée plus haut, une seule chose compte : l’avenir de ses filles. « J’ai eu la chance d’être aidée, formée pour travailler dans une crèche, après que mon mari, alcoolique, a perdu son emploi. Aujourd’hui, je peux subvenir aux besoins de ma famille et veiller à ce que mes enfants reçoivent l’éducation que je n’ai jamais eue. Chaque fille mérite d’être entendue, de contrôler sa vie, de choisir sa voie. »
- Unicef, Ending child marriage : A profile of progress in India, mai 2023.
- Unicef, Child marriage in West and Central Africa: A statistical overview and reflections on ending the practice, 2022.
- Unicef, Is an end to child marriage within reach ? Latest trends and future prospects, mise à jour 2023
- Article du Monde, 30 août 2024.
Le saviez-vous ?
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- En France, l’âge minimum du mariage pour les filles n’a été relevé de 15 à 18 ans qu’en 2006.
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- Aux États-Unis, 37 États sur 50 autorisent encore le mariage des enfants, souvent à partir de 15-16 ans. Certains États ne fixent aucun âge minimum. Entre 2000 et 2018, pas moins de 300 000 mineurs y ont été mariés. Notons qu’un projet de loi visant à prévenir le mariage des enfants a été introduit au sénat américain en août 2024.
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- Ces dernières années, plusieurs pays ont légiféré pour accroître la protection des enfants sur leur territoire. La Sierra Leone, l’un des pays les plus pauvres d’Afrique de l’Ouest, a pris un tournant historique en 2024 en criminalisant toute union impliquant une personne de moins de 18 ans.
En Colombie, après neuf tentatives, le Parlement a adopté, le 13 novembre 2024, une loi instaurant l’âge légal minimum pour se marier à 18 ans.
- Ces dernières années, plusieurs pays ont légiféré pour accroître la protection des enfants sur leur territoire. La Sierra Leone, l’un des pays les plus pauvres d’Afrique de l’Ouest, a pris un tournant historique en 2024 en criminalisant toute union impliquant une personne de moins de 18 ans.
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- Mais dans d’autres pays, la situation est inquiétante. Outre l’Afghanistan où les femmes sont désormais invisibilisées, l’Irak a voté en janvier une loi autorisant les citoyens à choisir entre les autorités religieuses et l’État pour légiférer sur des questions comme le divorce ou le mariage (jusque-là interdit aux – de 18 ans). Cette loi ouvre la porte aux unions précoces dès l’âge de 9 ans.