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Koloskov enfants en situaiton de handicap mental Russie
En bas à gauche : 1996, Sergei Koloskov lors d’une de ses visites aux enfants placés en internat ©Grandir sous camisole, Manon Loizeau. En haut à gauche : 2021, Sergei Koloskov continue son combat pour les enfants en situation de handicap mental. À droite : Fillette russe accompagnée par notre partenaire ©CPC
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Sergei Koloskov. l’engagement d’une vie pour les enfants en situation de handicap mental en Russie

En Russie, Sergei Koloskov, aujourd’hui âgé de 68 ans, est une figure emblématique de la défense des droits des enfants et adultes en situation de handicap mental. Dans cette interview passionnante, il nous raconte le regard porté par la société dans les années 1990 sur les enfants porteurs de handicap, sa mobilisation, les avancées à partir des années 2000 et le long chemin qu’il reste à parcourir pour que la Russie devienne plus inclusive.

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À la naissance de votre 2e fille en 1989, vous avez découvert à quel point la société russe rejetait les enfants atteints de handicap mental. Vous avez résisté à la pression sociale et gardé votre fille porteuse de la trisomie 21 auprès de vous. Pour autant, dans votre combat pour le respect des droits des enfants en situation de handicap, vous vous êtes énormément mobilisés pour les enfants placés en internat. Pourquoi ?

Sergei Koloskov : Quand j’ai créé mon association, mon objectif était avant tout de soutenir les parents des enfants en situation de handicap mental lourd, de les inciter à garder leurs enfants auprès d’eux plutôt que de les placer en internat comme cela était courant à l’époque*. Nous martelions partout que, contrairement à ce que l’institution disait, à ce que toute la société renvoyait, les enfants en situation de handicap mental étaient capables de s’éveiller, de se développer, d’apprendre ; que comme tous les enfants, ils avaient besoin d’amour, de soins de la part de leurs parents, et aussi d’activités éducatives et ludiques…

Et puis, un jour, au milieu des années 1990, la maman adoptive d’une fillette atteinte de trisomie m’a demandé d’aider une autre enfant restée à l’internat. Quand nous avons découvert la réalité de ces lieux fermés, les conditions de vie inhumaines de ces enfants, nous ne pouvions pas ne pas les laisser sans soutien.

Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

S.K. : À l’époque, la société ne voulait rien savoir de l’existence des enfants en situation de handicap mental. C’était un phénomène caché. On ne pouvait voir ces enfants ni dans la rue, ni dans les magasins, nulle part. Les enfants en situation de handicap léger étaient, à la rigueur, considérés comme pouvant intégrer quelques connaissances, quelques aptitudes, mais ceux atteints plus lourdement étaient perçus comme inéducables, inutiles à la société. Quand le diagnostic tombait, leur destin était scellé… Ils devaient être isolés en internat.

Dans ces établissements, seuls leurs besoins primaires étaient, à peu près, assurés par un personnel réduit à son strict minimum (1 infirmière pour 80 enfants et une aide-soignante pour 20-30 enfants). Il n’y avait pas de dialogue, pas d’éveil, pas d’amour.  De nombreux enfants étaient parqués dans leur lit à barreaux toute la journée. Sans rien. Ceux que j’ai découverts dans les internats étaient totalement délaissés, maigres, effrayés… Chacun dans son lit. Certains attachés. Une vision cauchemardesque.

Qu’avez-vous fait ?

S.K. : On a réussi à s’entendre avec l’administration de l’internat afin que les bénévoles entrent dans l’établissement pour apporter les soins aux enfants et mener avec eux des activités d’éveil… Parallèlement, nous avons filmé les conditions de vie des enfants pour alerter le plus de monde possible, pour que le gouvernement agisse. Au début, on nous disait : « Vous n’êtes pas médecins, vous ne savez pas. Si ces enfants sont blêmes, maigres, l’air hagard, qu’ils ne savent pas marcher, ce n’est pas parce que nous ne nous occupons pas d’eux, ce n’est pas le manque de soins, c’est parce qu’ils sont malades… »

Et puis, nous avons filmé la progression des enfants quand ils sont accompagnés, aimés… Natasha, par exemple, une fillette de 9 ans, pesait 6,5 kilos à notre arrivée à l’internat. Elle était sur le point de mourir. Nous avons réussi à la faire hospitaliser, des bénévoles l’ont accompagnée. Après qu’elle ait repris du poids, des forces, nous nous sommes occupés d’elle, avons réalisé des activités avec elle, lui avons appris à manger, à se déplacer, etc. Six mois plus tard, « sa renaissance », si je puis dire, était époustouflante.

Les images de Natasha, de ses conditions de vie avant, de sa vie ensuite ont beaucoup circulé en Russie. Elle a été un symbole. Nous avons ensuite mené plusieurs campagnes de sensibilisation montrant les évolutions d’autres enfants dont on s’occupait. Nous voulions que le gouvernement réalise qu’il n’y a pas d’enfants incapables de se développer et d’apprendre, que tout enfant mérite attention et éducation.

Cela a fonctionné ?

S.K. : Oui… En voyant ces images, l’ancien président Boris Eltsine s’est dit préoccupé par la situation. Il a demandé de faire tout le nécessaire pour améliorer la situation. Le gouvernement a donné l’ordre de créer dans les écoles spéciales des classes pour les enfants en situation de handicap mental lourd. Ainsi, la notion d’enfants inéducables a été abandonnée. Le fait que l’État reconnaisse que l’enfant en situation de handicap mental lourd a le droit à une éducation a été une grande avancée sur le plan législatif. La réforme des internats a suivi dans les années 2000, mais très lentement. Trop lentement. À l’époque, les associations ont accepté d’y prendre part. Aujourd’hui, avec du recul, je me dis que c’était une erreur.

Pourquoi une erreur ?

S.K. : Trois raisons. Les 20 dernières années ont prouvé que les internats n’ont pas changé leur nature. Ils prennent bien sûr mieux en charge les enfants. Il y a plus de personnel, y compris les éducateurs et les enseignants, mais c’est toujours insuffisant pour que les enfants reçoivent les soins et l’attention nécessaires. Aussi les cas de violation des droits des enfants y sont loin d’être rares. Et puis, ces enfants continuent finalement à vivre à côté de la société. Peu sortent de l’internat pour aller à l’école alors que cela fait partie de la loi russe sur l’éducation.

La 2e raison, intimement liée à la 1re, c’est que les personnes qui ont mis en place la réforme des internats sont les mêmes qui géraient les internats et qui y travaillaient avant… Et leur mentalité, leur vision des choses n’a pas forcément changé. Pour ne donner qu’un exemple : j’accompagne en ce moment un enfant placé dans un internat. Selon les recommandations des médecins de l’hôpital, cet enfant a besoin d’une alimentation spéciale. Mais l’administration de l’internat refuse de lui servir des plats spécifiques ; elle dit qu’elle n’a pas de possibilités d’organiser une alimentation individuelle. 

La 3e raison, essentielle, c’est que l’environnement familial est ce qu’il y a de mieux pour un enfant. Et c’est là-dessus qu’il faut absolument travailler.

Comment favoriser le maintien des enfants au sein de leur famille ?

S.K. : L’État doit améliorer son accompagnement aux familles ayant des enfants en situation de handicap mental lourd (sur le plan éducatif, social, médical, etc.) pour qu’elles puissent garder leurs enfants auprès d’elles. Par exemple, il y a beaucoup de chemin à faire quant à l’inclusion des personnes en situation de handicap, à l’école notamment, mais aussi au niveau de la protection et de la justice sociales. Même s’il y a eu de nettes avancées dans ce domaine sur le plan législatif, cela peine souvent à se mettre en place.

Par exemple, un directeur d’école n’a pas le droit de refuser un élève en situation de handicap mental lourd mais il peut s’arranger, afin de ne pas avoir à accueillir l’enfant dans son école, pour qu’un enseignant vienne chez lui seulement dix heures par semaine. On est loin de l’inclusion ! Et cette situation est fréquente. Autre exemple : l’intervention précoce* est très peu mise en place en Russie.

Autres actions à mener : sensibiliser la jeunesse russe à la question du handicap et former les enseignants. Et puis, pour les enfants placés, il est nécessaire de développer des alternatives aux internats, tels que des familles d’accueil adaptées ou, déjà, des structures de petite taille.

Vous avez lancé un appel récemment dans lequel vous témoignez de votre inquiétude pour l’avenir de votre fille, pour ce qu’elle deviendra si vous et votre femme disparaissez ?

S.K. : Oui, ce sujet est essentiel pour tous les enfants en situation de handicap mental qui grandissent. Et pour leurs parents. Si un adulte en situation de handicap mental se retrouve sans personne pour l’aider dans son quotidien, il risque d’être envoyé dans un internat pour adultes. Et ces établissements sont ceux qui ont le moins évolué. Les personnes placées sont souvent privées de liberté. Elles ne peuvent sortir librement de l’internat, parfois même de l’étage auquel elles habitent. Pour vous donner une idée, après environ 15 ans de mobilisation des associations, le gouvernement a annulé, en 2020, un arrêté ministériel adopté à l’époque soviétique qui permettait de limiter les droits des personnes placées. Toutefois, un an après, cette disposition n’est toujours pas appliquée.

Que demandez-vous ?

S.K. : Nous demandons que les adultes en situation de handicap mental lourd puissent vivre libres et autonomes dans des lieux alternatifs aux internats ; des maisons ou petits foyers où ils pourraient bénéficier d’aide et de soins adaptés aux besoins de chacun. Au quotidien, quand leurs conditions le leur permettent, ils pourraient mener leurs activités extérieures normalement, aller travailler, etc.

Nous demandons bien sûr aussi que les internats existants adoptent des comportements bientraitants vis-à-vis des personnes placées ; qu’ils respectent leur autonomie, les accompagnent dans ce sens et qu’ils s’ouvrent sur l’extérieur.

Les associations se mobilisent aussi depuis plusieurs années pour que les directeurs d’internat ne soient pas les seuls tuteurs légaux des personnes en incapacité juridique, un mot sur ce sujet…

S.K. : Oui. Notre pays a ratifié il y a neuf ans la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées. Dans ce texte, il est en effet précisé qu’il est important d’éviter les conflits d’intérêt. Et il y a bien conflit d’intérêt quand un directeur d’internat est aussi tuteur d’une personne placée dans son établissement. Selon moi, plus qu’un deuxième tuteur, il est avant tout primordial d’interdire aux directeurs d’internat de jouer ce rôle dans la vie des personnes sous tutelle.

Quel est votre lien avec le BICE ?

S.K. : Le BICE m’a soutenu au début de mes activités associatives dans les années 1990. Je lui en suis très reconnaissant ; c’est important d’être supporté au début de toute chose. Le BICE nous a aussi aidé pour la formation des bénévoles qui interviennent dans les internats ; et il a participé à l’achat de divers matériels. Aujourd’hui, je conseille aussi plusieurs associations dont une soutenue par le BICE, Perspektivy***.

Un dernier mot ?

S.K. :  J’assiste bénévolement un député du parlement russe en ce qui concerne les questions d’aide aux personnes en situation de handicap mental. J’aide également les personnes placées à sortir de l’internat ; à trouver leur place dans la vie ; et à recevoir un logement municipal. Je conseille des associations et je suis mobilisé sur la question des internats. Une part importante de mon travail est la promotion de la réforme législative vers la désinstitutionalisation des personnes en situation de handicap mental.

Et – nous en discutions l’autre jour avec ma femme – ce qui est le plus dur c’est de devoir faire des choix : Est-ce que je vais aider les une, deux, trois, quatre personnes qui sont venues me demander de l’aide pour leur cas particulier ou est-ce que je me concentre sur le problème de la désinstitutionalisation des personnes en situation de handicap mental dans son ensemble ? C’est un choix douloureux. Il faut trouver le juste équilibre.

*En Russie, les enfants souffrant de déficience mentale lourde étaient catalogués « inéducables » par deux directives ministérielles qui datent de 1979 et 1986, sous l’époque soviétique.

** L’intervention précoce comprend les services de soins et les aides disponibles pour les bébés et les jeunes enfants présentant des retards de développement et des handicaps ; ainsi que pour leurs familles.

*** Le BICE et ses partenaires, Centre de Pédagogie Curative et Perspektivy, à ouvrir les internats russes aux parents et bénévoles. Et ce, dans le cadre du programme Changer une vie 2 (2019-2022). Ils favorisent, en parallèle, la désinstitutionalisation des enfants.

Grandir sous camisole (1996) – CAPA, 30 ans d’histoires

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